Ogni Pittore dipinge sé à la Galerie Suzanne Tarasiève
09.01.21 - 17.04.21
Tous les chemins mènent à elle dans le champ du marché de l’art contemporain. Dans sa galerie située dans le marais à Paris, la passionnée Suzanne Tarasieve a encore frappé avec une exposition collective d’exception. Ce sont des toiles signées Georges Baselitz, Sigmar Polke, Markus Lüpertz, Jörg Immendorff ou encore Benjamin Katz, ces avant-gardes allemands du 20e siècle qu’elle dit être ses premiers amours. Une exposition pour redire l’importance de ces peintures dans la vie de Suzanne Tarasieve mais aussi une exposition pour dire, dire combien ces toiles sont importantes dans l’histoire de l’art et peut-être dans nos vies. Un accrochage passionné en ces temps moroses, où la déambulation du corps palpe la puissance vivante et créatrice qui coule dans les veines de ces artistes.
Ogni pittore dipinge sé / Tout peintre se peint lui-même
Le titre, traduit en français « Tout peinte se peint lui-même », est une expression célèbre empruntée à Léonard de Vinci. Lorsque certains voient un anachronisme exacerbé entre renaissance italienne et peinture allemande de la seconde moitié du XXe, Suzanne Tarasiève l’a choisi sciemment et sensiblement pour ne pas dire amoureusement. Par ce rapprochement, elle tente de révéler l’importance de la peinture tout au long de l’histoire de l’art. Un titre qui souligne la puissance de ce groupe hétéroclite qui a émergé dans un contexte relativement similaire, celui d’une Allemagne fragmentée après la seconde guerre mondiale. Tous les artistes exposés ont longtemps été assimilés à des marginaux, parfois arrêtés pour leurs provocations délibérées, parfois mutilés, emprisonnés. Ils sont aujourd’hui des figures majeures de l’art du XXe siècle, admirées et vénérées.
Un parcours immersif aux écarts chronologiques
L’exposition s’ouvre avec deux grandes toiles de Georges Baselitz (né en 1938), mesurant 2mètres sur 2mètres 50. A l’image de son célèbre tableau Die grosse Nacht im Eimer - confisqué par le ministère public pour décadence lors de son exposition à la galerie Werner & Katz à Berlin-Ouest en 1963 - les figures représentées, couvertes de coups de pinceaux informels, rappellent un garçon en physique qui tient un phallus surdimensionné de sa main gauche. George Baselitz revisite ses toiles des années 60 dans une série titrée Remix, utilisant cette fois une palette chromatique plus large, plus éclatante, plus libérée. Un regard contemporain à l’expression libre, incommensurable, qui dépasse les limites du cadre pour flotter dans l’espace et arriver jusqu’à nous, visiteurs. L’exposition se poursuit également avec des œuvres d’Immendorff caractéristiques de deux périodes différentes : celles des années 1980, comme l’étoile qui avait été interprétée comme une provocation vis- à-vis de l’ouest, et les toiles des années 2000, conçues alors que la maladie de Charcot finit de consumer l’artiste. S’en suit une sélection d’œuvres de Sigmar Polke, un magnifique et rare petit dithyrambe de Markus Lüpertz et des photographies de Benjamin Katz. Ces œuvres ponctuent le parcours du visiteurs qui admirent le langage pictural fort et éclectique de toute cette génération d’artistes. Une exposition folle de génie comme celle-ci ne peut en aucun cas se résumer aux mots. Il vous faudra y aller pour y voir les œuvres, les contempler et peut-être les aimer.
Une respiration temporelle pour le regardeur
En fin de compte, l’exposition « Ogni pittore dipinge sé » est à l’origine de ce que j’appellerai la respiration temporelle. Je m’explique : en parcourant les salles de la galerie (qui se rapprochent d’un parcours muséographique qui nous manque tant), le visiteur ressent l’épaisseur temporelle qui se loge entre lui et les œuvres. Les écarts chronologiques entre son existence et les couches de pigments posées sur la toile, les écarts chronologiques entre les idéologies et les révoltes d’antan face à celles d’aujourd’hui, les transformations inéluctables et la continuité palpable de la peinture - soulignée dans le titre de l’exposition - constituent les deux faces d’une même pièce. C’est dans ces alliages hybrides que se niche la véritable expérience du visiteur. Face à des œuvres rassemblées tantôt par la couleur, tantôt par l’histoire ou la passion, l’observateur vit sa propre expérience de visite. L’œil tisse des liens invisibles entre le corps qui l’accueille et les œuvres face à lui. Une exposition qui permet une rencontre entre joyaux du passé et observateur contemporain qui, dans ce que la puissance constante que la peinture a à offrir, pourrait à son tour tomber amoureux.